• Pas pleurer, Lydie Salvayre

    Prix Goncourt 2014, Pas pleurer est le roman de deux personnages: l'écrivain G.Bernanos et Montse, la mère de la narratrice, deux acteurs et témoins de la guerre d'Espagne en 1936. Roman écrit dans une langue superbe d'une inventivité tirant son sel de néologismes qui mêlent l'espagnol à un français approximatif, qu'utilise Montse, à plus de 90 ans, pour raconter à sa fille le seul épisode de sa vie dont elle garde la mémoire, alors que tout le reste a été effacé, l'été 36.

    Pas pleurer, Lydie Salvayre

     

     

     

     

    "Tandis que que le récit de ma mère sur l'expérience libertaire de 36 lève en mon cœur je ne sais quel émerveillement, je ne sais quelle joie enfantine, le récit des atrocités décrites par Bernanos- dans Grands cimetières sous la lune-, confronté à la nuit des hommes, à leurs haines et à leurs fureurs, vient raviver mon appréhension de voir quelques salauds renouer aujourd'hui avec ces idées infectes que je pensais, depuis longtemps, dormantes." (p.17)

    Lydie Salvayre entreprend ainsi le récit, à travers la voix de sa mère, de cet été 36, où l'Espagne vécut un guerre civile qui laisse aujourd'hui peu de traces, puis qu'on ne garde d'elle que la prise de pouvoir par les généraux, dont Franco, qui resta à la tête du pays pendant près de 40 ans. 1936 fut l'année des révolutions, des idéaux communistes, anti fascistes, anarchistes, mais aussi, comme en témoigne Bernanos, de ses sanglantes représailles nationalistes, avec la complicité de l'Eglise. Pour de simples paysans, vivant dans un village perdu au fin fond de l'Espagne, quasi analphabètes et n'étant jamais sortis de leur terre, les tumultes libertaires font naître enthousiasme, ferveur, et vent de liberté. Nés dans une famille paysanne traditionnelle, Montse, alors 15 ans, et son frère Jose, en font l'expérience, avec la joie au cœur et l'espoir de la jeunesse. Ils quitteront le village pour aller, le 1er août, 36, dans la capitale catalane, et vivre pleinement ce que la grande ville et l'esprit révolutionnaire offrent de grisante nouveauté. Ils quitteront les propriétaires terriens, leur bigoterie et leur conservatisme. Ils laisseront les bals du dimanche et les parties de dominos; les oliviers et les amandiers; la pauvreté crasse et l'ignorance du monde.

    La saveur du récit tient aussi au "fragnol" parlé par la mère de l'écrivain, ce savoureux mélange de mots espagnols francisés,  d'espagnol authentique, et de français approximativement maîtrisé. "Montse, Rosita, Jose et Juan arrivent le soir du 1er août dans la grande ville catalane où les milices libertaires se sont emparées du pouvoir. Et c'est la plus grande émotion de leur vie. Des heures inolvidables (me dit ma mère), et dont le raccord, le souvenir ne pourra jamais m'être retiré, nunca nunca nunca." (p.110)

    Les dialogues, ou bien le contexte s'insèrent dans le récit par onomatopées, ou interjections entre personnages, de manière à ce que les scènes se passent presque de cadre descriptif et se vivent au moment même où elles sont lues, comme si on y était: "...Ma mère se revoit en train de grimper d'un pas alerte la calle del Sepulcro qui monte vers la place de l'église où un petit orchestre joue une jota pompompom." (p.31) "Le manège se répète, identique, tous les dimanches pompompom pompompom, sous les yeux espions de sa mère qui a parfaitement perçu le manège des yeux qui n'est rien d'autre que le manège du cœur pompompom pompompom."

    Parallèlement à ce récit biographique, l'écrivain met en contrepoint le témoignage que fait Bernanos dans Grands cimetières sous la lune, à Majorque. Car, en même temps que les idées libertaires et leur mise en pratique exaltent Montse et son frère Jose, se déroulent d'infâmes exécutions des "mauvais pauvres", avec la bénédiction des évêques, archevêques, et de la papauté. "Des hommes sont raflés chaque soir dans des hameaux perdus, à l'heure où ils rentrent des champs. Des hommes qui n'ont tué ni blessé personne, dit Bernanos." (p.68)

    Le franquisme et la dictature mettra fin aux idées nouvelles. Montse devra fuir le pays, tenant serré sa petite fille, née d'un amour fulgurant lors de ce fameux été. Ne "pas pleurer", dit pour elle-même, et y puisant sa force, gardant pour elle, pendant 70 ans, le souvenir merveilleux de 36, jusqu'à ce que sa fille, écrivaine, en fasse un formidable roman.

    Lydie Salvayre, Pas pleurer, Seuil, 2014.

     


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  • Commentaires

    1
    claudine
    Dimanche 15 Mars 2015 à 17:27

    D'accord avec ton analyse,c'est un très bon prix Goncourt; j'ai particulièrement apprécié le thème et ce que tu appelles le "fragnol"


    qui rend les personnages tellement vivants .

    2
    Mamouni
    Jeudi 26 Mars 2015 à 23:22
    1. Pas Pleurer:un récit sans pathos restituant de l'interieur les violences de cette période : politique,sociale,humaine par le dialogue mère-fille plein de tendresse,de complicité faisant surgir les éclats de la mémoire par une langue vivante,cocasse et souvent recherchée.beau roman qui nous retient par la force de l'authenticité de cette histoire à la fois personnelle et de l'Espagne,souvent occultée et aujourd'hui oubliee.
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